Le monde d’après…

Le soir reste son moment préféré. De son appartement, Paul a une vue panoramique sur la tour Eiffel, devenue depuis deux ans son phare intime. Outre le luxe de surplomber la capitale, il s’ouvre vers l’horizon… Comme s’il était à bord d’un vaisseau, il ne se lasse pas de contempler, avant de se coucher, les mille éclats de lumières, constellation urbaine faites de minuscules points rouges, blancs, bleus, jaunes…Oui, c’est beau une ville la nuit. Et ce nid d’aigle lui a donné des ailes. Pourtant, une fois allongé dans son lit, les flash-back reviennent. Comme des éclairs. Fugaces. Ces instants de sa vie d’avant. Il aimerait les retenir. Les mettre sur « pause ». Ce temps où il était un homme debout pouvant marcher, courir, monter les escaliers… À son réveil, le diagnostic des médecins avait été sans appel : il pouvait dire au revoir à ses jambes. À 53 ans, il se retrouvait tétraplégique.

Cette voiture rouge l’avait longtemps obsédé. Avait-il sous-estimé la distance ? Lui qui, sur sa moto s’était toujours senti invincible, aurait-il dû ne pas doubler l’automobiliste ? Il se souvenait avoir pesté contre sa lenteur ? Et puis, il y a le choc et le trou noir qui a suivi. Le camion d’en face l’avait percuté. Ces questions l’avaient longtemps hanté mais moins que la colère qui le rongeait encore, le rendant souvent irritable. Cette même colère l’avait isolé des siens. Il en voulait à la terre entière. Même sa femme avait pris la tangente. Lors de ses visites au centre de rééducation, elle n’en pouvait plus de ses cris, insultes et reproches. Impuissante, elle le voyait qui s’emmurait dans sa souffrance. L’autre femme qui fut confrontée à cette même colère, c’est la chasseuse d’appartements qu’il avait mandatée pour lui trouver un lieu de vie adapté à son handicap. Lors du premier rendez-vous, cette professionnelle avait dû garder son sang-froid tant il avait été odieux. Peu à peu, au fil de leurs échanges, elle avait réussi à l’apprivoiser. Son objectif : éviter qu’il ne se braque davantage. « Moche ! » ; « Triste » ; « Juste idéal pour un enterrement de première classe ! » ; « Trop sombre ! » Aucun bien ne lui plaisait. Patiente, elle continuait de lui soumettre de nouvelles propositions avec photos et vidéos à l’appui. Elle percevait qu’une confiance infime s’établissait entre eux. Sans aller jusqu’à une forme tacite de complicité, un jeu de rôles se mettait en place. Il bougonnait. Elle ne le contredisait pas. Jamais un merci. Jamais un enthousiasme. Il en était incapable. Pourtant celle-ci ne se démontait jamais, ni ne se décourageait : elle avait adopté le parti de l’humour mais toujours avec une distance respectueuse.

Dans sa vie d’avant, Paul était trader. Professionnel reconnu, forte personnalité, il était apprécié de sa hiérarchie et de ses collègues. Depuis, l’accident avait fait un grand ménage autour de lui et il ne pouvait nier que son comportement y était pour beaucoup. Le lien avec sa chasseuse d’appartements restait un fil précieux pour sortir du labyrinthe dans lequel il s’enlisait. Et puis vint le grand jour, elle était sûre de faire mouche : il s’agissait d’un dernier étage, situé dans un immeuble année 70, face à la Seine, avec la dame de fer en vis-à-vis. Elle avait obtenu qu’il accepte de se déplacer ; ce qui – avec le fauteuil à plier et transporter – nécessitait une petite organisation. Le jour J, le taxi avait été réservé et elle l’attendait en bas du centre de rééducation.

En quatre mois, il avait toujours refusé de perdre du temps à visiter ce qu’il considérait comme des « cages à poules ». Silence de plomb dans le taxi car une fois installé, il avait donné l’ambiance : « Inutile de me faire la conversation, et encore moins de parler de la météo, ou du trafic infernal dans Paris ! » Heureusement, le chauffeur avait mis en fond TSF Jazz. En début d’après-midi, la circulation était fluide et le trajet se passa sans encombre jusqu’à l’adresse de l’immeuble. Tout avait été balisé en amont et en professionnelle avisée, elle avait identifié les obstacles que le fauteuil pourrait rencontrer jusqu’à la porte de l’ascenseur : il lui avait fallu notamment demander à l’agent immobilier de prévoir avec la gardienne, une rampe pour descendre les 3 marches de l’entrée qui menait dans l’immense hall en marbre. Elle le précéda pour lui ouvrir la porte en verre. Dans l’ascenseur : nouveau silence. Elle vérifia d’un coup d’œil discret qu’il pouvait atteindre la touche du 15e étage. Puis sans lui demander son avis, elle poussa le fauteuil et le conduisit directement vers la porte de l’appartement. Elle sonna : l’agent immobilier les attendait. Au bout de 15 minutes, Paul qui, jusqu’alors, était resté englué dans son mutisme, reprit sa niaque : il se mit à discuter le prix, à faire estimer le coût et la durée des travaux qui seraient forcément lourds. « Je souhaite rencontrer l’architecte dès la semaine prochaine. Vous pouvez m’en recommander un ? A votre avis, dois-je casser la cloison de cette pièce pour privilégier un grand salon-séjour et bureau ? »

C’est comme si un autre homme renaissait. Celui qu’il devait être avant. Pour la première fois, ses yeux pétillaient. Après l’étape transitoire dans un appartement de location durant 6 mois, Paul put enfin emménager. Et chaque soir, en se glissant dans son lit, il savourait la plénitude de ce moment. Face à lui, la dame de fer avait un pouvoir quasi hypnotique : elle lui permettait de prendre de la hauteur, de garder espoir, de s’envoler.  La colère s’estompait. Sans plus trop de nostalgie de sa vie d’avant, il se moquait de la vie d’après. Il était là, juste vivant, rêvant d’un tapis volant.

Par Florence Batisse-Pichet  – Illustration Marilou Laure

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